Qu'il est doux parfois ...Qu'il est doux parfois d'être de ton avis,
frère aîné, ô mon corps,
qu'il est doux d'être fort
de ta force,
de te sentir feuille, tige, écorce
et tout ce que tu peux devenir encor,
toi, si près de l'esprit.
Toi, si franc, si uni
dans ta joie manifeste
d'être cet arbre de gestes
qui, un instant, ralentit
les allures célestes
pour y placer sa vie.
La LicorneL'appareil ivoirin de ses jambes graciles
se mouvait en de légères équilibres,
un éclat bienheureux glissait dessus sa robe,
et sur son front de bête calme et pur
comme une tour au clair de lune
la corne blanche : chaque pas la redressait...
Humant légèrement, les naseaux s'entrouvraient.
Mais ses regards enfermaient le cycle bleu des contes.
Tel cheval qui boit à la fontaineTel cheval qui boit à la fontaine,
telle feuille qui en tombant nous touche,
telle main vide, ou telle bouche
qui nous voudrait parler et qui ose à peine -,
autant de variations de la vie qui s'apaise,
autant de rêves de la douleur qui somnole :
ô que celui dont le coeur est à l'aise,
cherche la créature et la console.
Au ciel, plein d'attentionAu ciel, plein d'attention,
ici la terre raconte ;
son souvenir la surmonte
dans ces nobles monts.
Parfois elle parait attendrie
qu'on l'écoute si bien -,
alors elle montre sa vie
et ne dit plus rien.
Cela ne te donne-t-il pas le vertigeCela ne te donne-t-il pas le vertige
de tourner autour de toi sur ta tige
pour te terminer, rose ronde ?
Mais quand ton propre élan t'inonde,
tu t'ignores dans ton bouton.
C'est un monde qui tourne en rond
pour que son calme centre ose
le rond repos de la ronde rose.
Une rose seule, c'est toutes les rosesUne rose seule, c'est toutes les roses
et celle-ci : l'irremplaçable,
le parfait, le souple vocable
encadré par le texte des choses.
Comment jamais dire sans elle
ce que furent nos espérances,
et les tendres intermittences
dans la partance continuelle.
Douce courbe le long du lierreDouce courbe le long du lierre,
chemin distrait qu'arrêtent des chèvres ;
belle lumière qu'un orfèvre
voudrait entourer d'une pierre.
Peuplier, à sa place juste,
qui oppose sa verticale
à la lente verdure robuste
qui s'étire et qui s'étale.
NostalgieÔ nostalgie des lieux qui n’étaient point
assez aimés à l’heure passagère,
que je voudrais leur rendre de loin
le geste oublié, l’action supplémentaire !
Revenir sur mes pas, refaire doucement
— et cette fois, seul — tel voyage,
rester à la fontaine davantage,
toucher cet arbre, caresser ce banc...
Monter à la chapelle solitaire
que tout le monde dit sans intérêt ;
pousser la grille de ce cimetière,
se taire avec lui qui tant se tait.
Car n’est-ce pas le temps où il importe
de prendre un contact subtil et pieux ?
Tel était fort, c’est que la terre est forte ;
et tel se plaint : c’est qu’on la connaît peu.
Le dormeurLaissez-moi dormir, encore... C'est la trêve
pendant de longs combats promise au dormeur ;
je guette dans mon coeur la lune qui se lève,
bientôt il ne fera plus si sombre dans mon coeur.
Ô mort provisoire, douceur qui nous achève,
mesure de mes cimes, très juste profondeur,
limbes de tout mon sang, et innocence des sèves,
dans toi, à sa racine, ma peur même n'est pas peur.
Mon doux seigneur Sommeil, ne faites pas que je rêve,
et mêlez en moi mes ris avec mes pleurs ;
laissez-moi diffus, pour que l'interne Ève
ne sorte de mon flanc en son hostile ardeur.
Les tours, les chaumières, les mursLes tours, les chaumières, les murs,
même ce sol qu'on désigne
au bonheur de la vigne,
ont le caractère dur.
Mais la lumière qui prêche
douceur à cette austérité
fait une surface de pêche
à toutes ces choses comblées.
Beau papillon près du solBeau papillon près du sol,
à l'attentive nature
montrant les enluminures
de son livre de vol.
Un autre se ferme au bord
de la fleur qu'on respire - :
ce n'est pas le moment de lire.
Et tant d'autres encor,
de menus bleus, s'éparpillent,
flottants et voletants,
comme de bleues brindilles
d'une lettre d'amour au vent,
d'une lettre déchirée
qu'on était en train de faire
pendant que la destinataire
hésitait à l'entrée.
Tu me proposes, fenêtre étrange ...Tu me proposes, fenêtre étrange, d'attendre ;
déjà presque bouge ton rideau beige.
Devrais-je, ô fenêtre, à ton invite me rendre ?
Ou me défendre, fenêtre ? Qui attendrais-je ?
Ne suis-je intact, avec cette vie qui écoute,
avec ce coeur tout plein que la perte complète ?
Avec cette route qui passe devant, et le doute
que tu puisses donner ce trop dont le rêve m'arrête ?
La Panthère
(Jardin des Plantes, Paris)
Son regard du retour éternel des barreaux
s’est tellement lassé qu’il ne saisit plus rien.
Il ne lui semble voir que barreaux par milliers
et derrière mille barreaux, plus de monde.
La molle marche des pas flexibles et forts
qui tourne dans le cercle le plus exigu
paraît une danse de force autour d’un centre
où dort dans la torpeur un immense vouloir.
Quelquefois seulement le rideau des pupilles
sans bruit se lève. Alors une image y pénètre,
court à travers le silence tendu des membres -
et dans le cœur s’interrompt d’être.
« Le souvenir de Rilke est maintenant devenu pareil à cette brise, qui rouvre comme une rose de Jéricho le cœur desséché des solitaires. Parce qu'il fut triste, notre amertume est moins grande ; nous sommes moins inquiets, parce qu'il vécut sans sécurité ; nous sommes moins abandonnés, parce qu'il fut seul. » — Marguerite Yourcenar